Israël-Tunisie : indissociables ?

Israël-Tunisie : indissociables ? (info # 011005/14)[Analyse]

Par Stéphane Juffa

 

Israël-Tunisie : indissociables ? (info # 011005/14)[Analyse]

Par Stéphane Juffa

 

A la veille du pèlerinage de Djerba coïncidant avec la fête juive de Lag Ba’omer, il n’est pas superflu de jeter un œil sur l’état des relations entre Israël et la Tunisie. Certes, officiellement, Tunis est toujours en situation de guerre avec Jérusalem, comme aiment à le rappeler bruyamment certains députés de l’Assemblée Constituante dès qu’il est question de l’Etat hébreu. Un rappel, soit dit en passant, que l’on entend plus souvent dans les rangées des laïcs panarabes que dans les travées islamistes.

 

Pas facile, toutefois, de s’opposer aux relations et aux mélanges entre les deux peuples, surtout lorsque l’on sait que les Israélites vivent là depuis le 1er siècle de notre ère, et que leur présence, tout comme leur héritage, sont tout simplement indissociables de l’histoire de la Tunisie1.

 

Et, dans ce cas précis, les antijuifs ne peuvent pas arguer d'une prétendue distinction entre antisionisme et antisémitisme. En effet, la plus grande partie des émigrants juifs tunisiens est allée s’installer en Israël, où ils ont fini par occuper une position enviable. Par conséquent, couper tous les ponts avec ce pays équivaudrait à sectionner les liens avec une population encore très attachée à ses origines.

 

Ce n’est pas ce que désire le 1er ministre Medhi Jomaa, à l’instar d’une vaste part de ses compatriotes qui gardent de bons souvenirs de leurs anciens voisins hébreux. Pour Jomaa, les fantômes encore très présents des Juifs – il n’en reste plus que 1 500 environ sur le territoire de sa république -, et surtout leur influence à distance constituent un contrepoids appréciable face à l’espèce de folie anti-occidentale qui a gagné certains de ses concitoyens.

 

Mais ce n’est pas tout. Les Israéliens d’origine tunisienne participent également d’une réserve de clients touristiques encore à peine exploitée. Lorsque les dirigeants le décideront, ou plutôt, quand ils seront libres de le faire, ce ne sont pas quelques milliers par an qui reviendront humer l’air de leur passé jasminé et poser un bouquet de fleurs sur les tombes de leurs aïeux, mais des charters entiers qui empliront les hôtels des plages de Kerkennah, Tabarka, El Haouaria ou Nabeul. En matière d’offre touristique, la Tunisie n’a strictement rien à envier à la Turquie, constamment envahie par des hordes de Sabras souffrant de la bougeotte de façon chronique et inguérissable.

 

Jomaa, un ancien cadre supérieur de chez Total qui a côtoyé des Juifs sans le moindre problème et durant très longtemps, est en outre parfaitement au courant du potentiel de coopération pour son pays, notamment dans les domaines agricole, scientifique, médical et sécuritaire, face au terrorisme islamiste qui ravage le Nord de l’Afrique.

 

Dans le cas précis de la Tunisie, la normalisation avec l’Etat hébreu permettrait d’administrer un authentique coup de fouet au niveau économique et d'accélérer la marche du pays vers la modernité.

 

C’est pour toutes ces raisons et bien d’autres encore que l’Assemblée Constituante a eu la bonne idée de ne pas pénaliser les voyages à Tel-Aviv ni les relations entre ressortissants des deux pays. Ce, tandis que la monarchie chérifienne cacochyme voisine punit de cinq ans de prison un simple séjour au Club Med d’Eilat. Cher payé le cours de planche à voile…

 

De plus, les yeux des pays occidentaux, dont le parrainage est indispensable à la démocratie tunisienne naissante si elle ne veut pas s’échouer mort-née au large d’Hammamet, restent braqués sur la manière dont Tunis gère ses relations internationales et assure la sécurité de sa petite communauté juive : cinq cents membres dans la capitale, huit cents à Djerba et quelques poignées de vieillards fiers pour garder les synagogues des autres villes, autrefois pleines à craquer des chants de 150 000 coreligionnaires.

 

Aussi les ambassadeurs européens et américain entretiennent-ils des relations très étroites avec les responsables de la communauté afin de s’assurer qu’elle n’est pas maltraitée. Et elle ne l’est pas, en dépit de quelques incidents mineurs, bien moins inquiétants et moins abondants que ceux qui ébranlent la France d’Ilan Halimi et d’Hotzar Ha-Torah.

 

D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur Ben Jeddou, l’excellent ministre de la Justice, Hafedh Ben Sala et même le leader islamiste Rached Gannouchi entretiennent des rapports fréquents et quasi-cordiaux avec les Juifs.

 

Certes, il ne s’agit pas de brosser un portrait idyllique du statut des Israélites tunisiens ou de nier l’existence d'un extrémisme islamique haineux et violemment antisémite, mais de dire que les gouvernements, depuis Bourguiba et même durant l’intérim Ennahda, n’y ont pas participé, et qu’il n’existe pas, en Tunisie, de racisme antijuif généralisé, comme on le trouve entre autres en Egypte. En Egypte, où "juif" est devenu une insulte banalisée et absolue.

 

Hier, un énergumène a bien accusé à la télévision l’irréprochable président de la communauté juive tunisienne, Roger Bismuth, d’être un agent israélien, un partisan de l’ancien président Ben Ali et de quelques horreurs du même tonneau. Mais c’était un certain Abderraouf Ayadi, un type qui désire inscrire le droit au djihad dans la Constitution et qui met en garde contre la liberté de conscience. C’est aussi ça, la Tunisie.

 

En face, certains, des militants communautaires juifs ou des opportunistes goys tunisiens connus de nos services, désirant se forger une carrière de champions de la défense des Juifs tunisiens, s’emploient à exagérer la gravité ainsi que le nombre des incidents à caractère antisémite. Ils ont tort, comme dans le cas du saccage récent de la synagogue de Sfax, en avril dernier.

 

Ils ont rapporté une "vandalisation méticuleuse" de la synagogue Beth El (la maison de dieu) dans la seconde ville du pays. C’est très exagéré et comme tout ce qui est exagéré, c’est inexact. En fait, des élèves du Lycée technique ont squatté le bâtiment après y avoir pénétré en se ménageant un trou dans la porte. Ils y ont élu domicile durant quelques jours, brisant des meubles et salissant les lieux. Mais contrairement à ce que les pompiers pyromanes ont rapporté, il ne s’est pas agi d’une action politique et encore moins islamiste.

 

On distingue d’ailleurs sur une vidéode l’état des lieux après la visite des trublions, que les vitraux sont intacts, que les murs intérieurs ne mentionnent aucune revendication, et surtout, que l’armoire contenant les rouleaux de la Torah n’a pas été détruite, ce qui aurait été infailliblement le cas à l’occasion d’un acte antisémite.

 

Les dégâts, superficiels, ont été rapidement réparés et notre correspondant permanent sur place a observé que deux policiers gardent désormais sans interruption les portes de la synagogue Beth El. N’en déplaise à quelques ahuris, il n’y a pas encore de pogrom en Tunisie.                

 

On a, au contraire, remarqué que le gouvernement a résisté aux diverses pressions exprimées à l’Assemblée visant à interdire l’accès du sol tunisien aux ressortissants israéliens. La polémique avait débuté le 9 mars dernier, lorsqu’une vingtaine de touristes israéliens s’étaient vu refuser le droit de descendre du navire qui les transportait, le Norwegian Jade.

 

L’incident menaçait la saison touristique : la Norwegian Cruise Line, l’armateur américain (comme son nom ne l’indique pas) qui contrôle 8% du marché des croisières, envisageait en représailles de faire l’impasse sur la halte du port de la Goulette. Il aurait sans doute été suivi par d’autres professionnels des vacances, peu enclins à se gâcher l’aubaine du tourisme israélien pour une affaire de racisme d’Etat.

 

Le gouvernement Jomaa avait prestement réagi, proposant d’accueillir tous les Israéliens, qui doivent déposer leur passeport à l’entrée du pays, échangé contre un document de transport jusqu’à leur départ du sol tunisien. Aucun problème du côté des responsables hébreux qui se félicitent de la mesure et espèrent un accroissement des contacts entre les deux pays.

 

Problème, en revanche, avec les députés panarabes, jugeant que cet arrangement constitue une trahison aux dépens du peuple frère palestinien. Mais Jomaa, son ministre de la Sécurité, Sfar Ridha, et celui du Tourisme, Mme Amel Karboul, ne reviennent pas sur leur décision. Le 1er ministre a notamment déclaré : "Selon les professionnels du tourisme, le pèlerinage à la Ghriba est la clé pour une saison touristique réussie". Il a également ajouté qu’il n’y avait "aucun motif idéologique contestant l’ancienne tradition juive de pèlerinage. C’est une tradition que nous connaissons, le pèlerinage a eu lieu pendant des années".

 

Hier, vendredi, s’est tenue à l’Assemblée Constituante une séance de questions à huis clos spécialement consacrée au sujet des touristes israéliens, faisant suite à une pétition signée par 80 parlementaires. Les débats n’ayant pas été publics (à la demande du gouvernement), nous ne sommes pas en mesure de les commenter mais nous pouvons rapporter le point de vue de l’exécutif exprimé par Amel Karboul : "Les pèlerins israéliens se sont toujours rendus en Tunisie et (ont) effectué le pèlerinage à la Ghriba, sans que cela provoque une polémique", a-t-elle sèchement asséné, complétant, "les députés veulent nous auditionner, nous répondrons à leurs questions. Mais comme je l'ai déjà précisé, il serait préférable de laisser la politique aux politiciens. Nous sommes là pour travailler". Amel Karboul a de plus précisé qu’elle participerait au pèlerinage en compagnie d’autres ministres.

 

Le député gauchiste Faycel Jadlaoui a déclaré pour sa part devant l’Assemblée que la présence d’Israéliens en Tunisie empiétait sur la souveraineté de l’Etat, et que la révolution n’avait pas été faite "pour que la première décision prise soit la normalisation avec l’entité sioniste".

 

Jadlaoui pourrait bien se tromper, car de nombreuses voix n’hésitent pas à se faire entendre appelant précisément à la normalisation et même à la paix avec Jérusalem. C’est le cas du juriste, politiste, sociologue et ancien diplomate Farhat Othman, s’exprimant sur Al Huffington Postdu Maghrebil y a une semaine, demandant d’ "en finir avec l’Alzheimer politique de nos politiques" et qui affirme que :

 

"le peuple tunisien sait d'antique sagesse qu'il n'est pas que des monstres en Israël, comme il n'est pas que des anges en terre d'islam. La part du diable est inhérente à la nature humaine et elle grandit si l'on ne veille pas à agir régulièrement pour la rétrécir.

 

Aussi, servir aujourd'hui la cause palestinienne, c'est bien appeler à revenir à la légalité internationale du partage de Palestine qui, faute d'avoir été juste, fut équilibré. Or, pour y revenir, il faut reconnaître le premier de ces deux Etats à être devenu une réalité internationale incontournable. Le reconnaître, c'est ipso facto reconnaître l'Etat jumeau de Palestine".

 

D’autres intellectuels, politiciens et journalistes arabes et du Maghreb s’expriment ces temps dans le même sens, certains n’hésitant pas à citer en exemple la démocratie israélienne, la liberté dont jouit sa minorité arabe ou encore l’humanité de Tsahal.

 

Ils sont aidés en cela par les images insupportables en provenance de Syrie, qu'il est impossible de ne pas comparer avec celles montrant l’Etat hébreu. Ils sont en quête de pragmatisme et de résultats et refusent le statu quo, largement nourri par leurs gouvernants sous le prétexte de la nécessité de mener une guerre de mille ans contre les Juifs. Une guerre corruptrice, injustifiée, inutile et improductive.

 

Si la Tunisie montrait à nouveau la voie au monde arabe en régularisant ses relations avec Israël, elle lui rendrait un immense service. Il y a des milliers de kilomètres de désert qui ne demandent qu’à être fertilisés et des millions d’Arabes qui ne mangent pas à leur faim. Nous savons comment fertiliser le désert. Le boycott n’a jamais rien résolu, il affame plutôt qu’il rassasie, et participe de temps complètement révolus.

 

 

 

Note :

 

1Nous vous conseillons à ce sujet la pagetrès complète consacrée par Wikipédia à l’histoire des Juifs en Tunisie. Les articles de cette encyclopédie sont de qualité inégale, particulièrement dans sa version française – qui soutenait que la Ména était une officine du Mossad ou de l’Armée israélienne – souvent biaisée, propagandiste et même raciste. Cela n’enlève rien au mérite de certains rédacteurs, particulièrement sur des sujets plus abrités de la polémique.


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