Escale juive à Tunis

 

 

Escale juive à Tunis
 
 

Ne dis pas que tu es juif, me confie un ami -musulman- tunisien. Ainsi, y aurait-il également au pays d’Hannibal, avenue de la Liberté, à Tunis, un climat anti-juif? Dans cette artère commerçante, à proximité de la grande synagogue, une camionnette de la gendarmerie surveille en permanence l’édifice. Gabriel qui tient boutique à proximité, participe tous les soirs à l’office religieux. Ce n’est certes pas la grande foule, tout juste un «minyan», constitué exclusivement de Juifs originaires de l’île de Djerba. Les «Tunez», eux, ont déserté le centre pour s’établir dans les faubourgs résidentiels de la Marsa et la Goulette. Pour sa part, il ne ressent aucun signe d’agressivité.

Roger Bismuth, président de la Communauté juive de Tunis, partage cet avis. Non religieux, marié à une Danoise, membre de l’Association arabe des chefs d’entreprises, il est le prototype du Juif intégré, se targuant de parler l’arabe sans accent. Pour lui, la fonction de la communauté est essentiellement caritative. Les questions religieuses sont traitées par le grand rabbin Lubavitch de Tunis, Nison Pinson, qui dirige la seule école juive, elle aussi fréquentée principalement par les enfants djerbiens.


Une communauté divisée

Des sources littéraires et archéologiques font remonter la présence juive en Tunisie à près de 2.300 ans. Après la destruction du second Temple, plusieurs centaines de milliers de Juifs sont déportés par les Romains dans toute la Méditerranée. A Gamart (ou Garmath), on a découvert une nécropole juive datant de cette époque; à Hamman Lif, une synagogue datant du IIIe siècle avec une mosaïque comportant les mots «Sancta Sinagoga».
Les Juifs arrivent par le sud, venant du Yémen, passant par le Soudan, et le Sahara, si nombreux qu'ils font du prosélytisme, et convertissent des tribus Berbères. Des communautés nomades vivent sous tentes dans le sud tunisien, d'autres dans des maisons troglodytes à Matmata. Il y a même une impératrice juive, la Kahéna, qui fera face à l'invasion arabe en 693, et mourra au combat. Après les dynasties des Almoravides et des Almohades (XIIe siècle), opposants farouches des Juifs qui ne leur laisseront le choix qu’entre la conversion et la mort, la dynastie des Hafsides au XIIIe siècle est plus tolérante tout en imposant une taxe («la djezia»), l’obligation de porter des habits distinctifs et de vivre dans des quartiers appelés «Hara-al-Yahud», tant pour des raisons de sécurité que pour des raisons sociologiques et religieuses. Sous les Turcs ottomans, les Juifs se comptent par dizaine de milliers, peuplant de nombreuses villes : Bizerte, Tunis, Gabès, Tozeur, Hadrumète, Gafsa, Sfax, Sousse. Un Caïd est nommé par le Bey parmi ses sujets juifs.

Dès le XVIIe siècle, la communauté juive de Tunis se scinde en deux : les Touansa ou autochtones qui parlent le judéo-arabe et se vêtissent à l'orientale, et les Grana (ou Gornim), immigrants juifs originaires de Toscane (Livourne) parlant l'italien, habillés à l'européenne et portant perruques. Les relations entre les deux communautés se détériorent, le principal reproche étant le statut privilégié accordé aux Grana, et se solde par un quasi schisme entre les deux communautés, chacune ayant ses propres rites, synagogues, officiants, rabbins, tribunaux et cimetières.


Du protectorat français à l’indépendance

A la fin du XIXe siècle, les Juifs tunisiens vivent dans un état de décrépitude sociale et économique totale, les échanges commerciaux sont pratiquement inexistants, et les Juifs sont soumis à toutes sortes de brimades et vexations de la part de la population arabe. Le protectorat français (1881) sera donc accueilli avec enthousiasme, convaincus que leur condition s'améliorera sous l'égide de la France. Et de fait, la situation économique de la communauté juive prospère à la faveur de l'économie coloniale. Des écoles de l'Alliance israélite sont ouvertes, mais la jeunesse juive fréquente également les écoles publiques. Les Juifs, se sentant moins menacés par les Arabes, modifient peu à peu leur style de vie. L'occidentalisation se traduit par l'adoption de nouveaux modèles familiaux, les publications en judéo-arabe sont délaissées pour le français, et les pratiques religieuses s’affaiblissent. Prônée par les assimilationnistes, la naturalisation est combattue par les traditionalistes parce qu'elle leur semble accélérer la déjudaïsation, par les sionistes qui militent en faveur d'une solution nationale de la question juive, et par les marxistes qui souhaitent que les Juifs lient leur destin à celui de leurs compatriotes musulmans.

Le régime de Vichy au cours de la Seconde Guerre mondiale instaure des mesures discriminatoires à l’encontre des Juifs -tant ceux de nationalité tunisienne que de nationalité française-, et ce malgré la protection du Bey. En définitive, seuls les Juifs de Sfax vont porter l'étoile jaune. Après le débarquement des nazis à l’aéroport d’El Aouina, le travail obligatoire va être instauré et des fours crématoires construits à Djebel Djelloud. Une amende de 20 millions de francs sera imposée à la communauté juive. A la libération du pays par les alliés, les dispositions édictées contre les Juifs sont abrogées. En 1945, on compte 105.000 Juifs en Tunisie, dont 65.000 à Tunis, avec une centaine de synagogues.

Après l'indépendance (20 mars 1956), Habib Bourguiba et les dirigeants du pays -le premier gouvernement tunisien compte un ministre juif, André Barouche, visant à intégrer les Juifs dans la nation tunisienne-, abrogent ce qui peut les séparer des musulmans. Le tribunal rabbinique est supprimé et remplacé par une Chambre de statut personnel intégrée dans les juridictions civiles. Malgré une politique, dans l'ensemble assez libérale, certaines formes de discrimination «positive» excluant notamment les Juifs du service militaire, le marasme économique provoquera le départ de la plupart des Juifs restés dans le pays. La crise de Bizerte (1961) et la guerre des Six-Jours (1967) donnent lieu à des manifestations à caractère antisémite, suivies par la mise à sac de boutiques juives et l'incendie de la grande synagogue de Tunis. En 1971, l'assassinat d'un rabbin en plein cœur de la capitale déclenche une nouvelle vague d'émigration. Fin 1967, il ne reste plus que 23.000 Juifs. En 1970, ils sont encore 9.000, aujourd’hui environ 1.500 dont les deux tiers vivent à Djerba.


Djerba

Solitaire au milieu des champs d’oliviers et de palmiers, protégée par des haies de figuiers de barbarie, la synagogue de La Ghriba -l’étrangère, l’étonnante, la solitaire-, l’âme et le ciment de la plus ancienne communauté juive du Maghreb, appelée par les Djerbiens l’«antichambre de Jérusalem», reste bien ancrée en pays musulman. Dans le temple aux murs carrelés de céramiques à dominante bleue et blanche, des rabbins vêtus du costume djerbien traditionnel -pantalon bouffant ou sarouel gris, bordé d’un bandeau noir- psalmodient en hébreu et en araméen. C’est là que le 11 avril 2002, un camion-citerne kamikaze est venu exploser, tuant principalement des touristes allemands.

La Ghriba se trouve près du «petit» quartier juif de Hara Sghira, où vivent près de 50 familles, d’autres, au nombre de 800, vivent à Hara Kebira, le «grand» quartier juif. Il y a quelques années, les Juifs y exerçaient encore de nombreuses professions manuelles. Aujourd’hui, hormis un teinturier, quelques tailleurs et des menuisiers, ils sont tous orfèvres. Ici également, séparation entre les deux communautés qui ne se rencontrent qu’à l’occasion du pèlerinage annuel du Lag Baomer.

Malgré un climat pesant depuis la seconde intifada et peu de relations suivies, la communauté juive de Djerba semble vivre en harmonie avec ses concitoyens arabes. Comme le dit Perez Trabelsi, président de la communauté de Djerba : Nous, les Juifs et les Arabes, nous sommes condamnés à vivre ensemble. Nos religions et nos traditions se ressemblent tellement que nous ne pouvons que cohabiter. Les Djerbiens seraient-ils les derniers Juifs à vivre en Tunisie, ou les derniers à quitter le pays?


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